Les bons comptes font les bons ennemis
Nicolas Beau, Le Canard enchaîné, 21/06/00
« Les journalistes avaient un peu trop investi sur ma personne et ce n'était pas sain », a pu déclarer « Jamie » Shea, porte-parole de l'Otan pendant les frappes aériennes contre la Serbie au printemps 1999. Ce bel esprit autocritique n'est guère partagé par la presse française, qui est revenue de façon fort louangeuse sur les conditions dans lesquelles elle avait couvert ce conflit (et cela malgré les documents accablants publiés par la presse américaine sur la réalité des massacres de civils pendant les bombardements). S'élevant fort heureusement contre cette autoglorification, deux journalistes du « Monde diplomatique » tentent de démontrer comment l'Otan avait mis sous perfusion les médias francais. Bourré de chiffres et de citations cet opuscule qui ressemble fort à une grenade dégoupillée ne laisse indemne à peu près personne. A l'exception du patron d'alors du « Figaro », Franz-Olivier Giesbert, qui s'était insurgé contre « I'indignation zapping » de la presse française, étrangement silencieuse sur les massacres anti-Serbes au Kosovo.
La presse parle en effet « des représailles musclées » des Kosovars d'origine albanaise mais jamais de contre-épuration ethnique. Les médias stigmatisent la « propagande serbe », mais évoquent « les demi-vérités » de l'Otan. Les journalistes, enfin, n'hésitent pas, derrière Blair et Clinton à parler de « génocide », et jamais, plus honnêtement, de massacre de populations.
La chronique du « génocide » serbe contre les Kosovars (avec références au nazisme) se heurte aujourd'hui au bilan objectif du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie – soit 2 108 cadavres exhumés et 4 266 personnes déclarées mortes par leurs proches. Or, à l'époque, certains médias s'en donnent à cœur joie, qui évoquent de 100 000 à 500 000 personnes tuées : « Mais tout ça, annonce TF1, est au conditionnel. » Lequel serait aujourd'hui le prix du professionnalisme. Même la très sérieuse revue « Esprit » évoque « des centaines de milliers de Kosovars massacrés ».
Autre débat escamoté par les médias, le massacre des Kosovars serait antérieur aux frappes aériennes. « Ces atrocités (…) auraient eu lieu, commente l'ineffable Bernard Henri Lévy, avec ou sans intervention alliée. » Seul hic, un rapport tout à fait officiel de décembre 1999 de l'OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) note qu'après le début des frappes « le modèle changea et inclut des zones qui avaient été auparavant tranquilles ». Mais, à la décharge de BHL, plusieurs journaux, dont « Le Monde », n'ont pas publié cette partie fort instructive du rapport. Reste que les deux auteurs, emportés par leur démonstration, assimilent un peu vite à une « glu compassionnelle » I'horreur provoquée par la vision de centaines de milliers de Kosovars chassés hors de leurs villages.
Le mot de la fin revient à Laurent Joffrin, patron de la rédaction du « Nouvel Observateur », qui écrit le 10 avril 2000 : « Est-ce que ça change vraiment les choses d'annoncer 4 000 au lieu de 10 000 morts ? »
Oui, pour les journalistes. Même pour les cancres en calcul mental.
Nicolas Beau
Le Canard enchaîné, 21/06/00
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