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METHODES ET EXEMPLES  -  THEORIES - III Revue d'analyses diverses - Index

III.1 Grammaire de la soumission
par Gérard Larnac
http://perso.wanadoo.fr/gerard.larnac/bob/texte11.htm

" Chaque structure linguistique, de par la nature même du langage, ordonne d'une certaine manière notre perception du monde. Autrement dit, nous ne lisons le monde qu'au moyen de la structure linguistique qui est la nôtre ", prétendait Korzybski. C'est précisément cette structuration linguistique du réel qui sert de postulat au célèbre roman de George Orwell, 1984. De là cette possibilité de maîtriser la pensée d'autrui à travers la reconstruction méthodique de son discours.

Dans le roman d'Orwell, la novlangue (ou langue nouvelle) remplace progressivement la langue ordinaire afin de rendre impensable toute idée étrangère au modèle dominant de l'orthodoxie. Pour mieux contrôler la pensée, on va peu à peu en réduire le champ grâce à la manipulation du langage. Le Parti va tout d'abord procéder méthodiquement à l'appauvrissement du vocabulaire et à la simplification de la grammaire. Les mots indésirables sont bannis, les risques de significations secondaires rigoureusement limités par l'usage de termes dépourvus de nuances. Il ne s'agit pas, à proprement parler, de supprimer le discours critique, mais de le rendre purement et simplement inintelligible.

" La fonction spéciale de certains mots novlangue n'était pas tellement d'exprimer des idées que d'en détruire ", précise Orwell. " D'innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d'exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient ".

Le lexique de la novlangue comprend trois types de vocabulaires distincts. Le vocabulaire A, neutre politiquement , concerne les mots concrets et objectifs de la vie quotidienne. Ils sont dépourvus de toute espèce d'ambiguïté et de nuance. Le vocabulaire B est constitué exclusivement de mots-composés qui usent le plus souvent de tour euphémistique, allant même jusqu'à signifier le contraire de ce qu'ils disent. C'est par excellence le langage du politique, dont l'usage impose à celui qui l'emploie une attitude mentale en tout point conforme à la ligne du Parti. Les mots tirent leur signification véritable, non pas d'eux mêmes, mais du contexte de leur énonciation. Ainsi, un même mot sous-entend bien lorsqu'il s'applique au Parti et mal lorsqu'il s'applique aux ennemis du Parti.

Quant au vocabulaire C, il englobe les termes techniques et scientifiques , ce que l'on pourrait appeler les différents jargons de spécialistes. Personne ne peut l'utiliser en dehors de sa fonction et en dehors du cadre strict de son champ d'application. On voit ainsi les trois modes permettant de dévitaliser le langage et de casser la dynamique lexicale : réduction du sens au strict utilitaire concret ; renversement permanent du sens suivant l'objet auquel le terme s'applique ; séparation nette des jargons qui ne peuvent plus interagir entre eux pour générer de la nouveauté.

Par souci d'efficacité comme par souci de contrôle, la grammaire est sacrifiée au profit des règles de la communication orale. Chaque mot doit être facile à prononcer et susceptible d'être clairement entendu. Toutes les parties du discours (verbe, nom, adjectif, adverbe) sont interchangeables. Tout doit être simple, aisé, rapide, réduit à une " sténographie verbale ", dit Orwell où, en quelques syllabes à peine, doit être énoncé un grand nombre d'idées. " Le but était de rendre l'élocution autant que possible indépendante de la conscience ". Le son l'emporte sur le sens. L'élocution et la perlocution priment sur l'objet même de la locution. Pour le dire plus simplement, l'univers orwellien est une pure société de communication où la qualité matérielle de l'échange compte plus que la signification de ce qui est échangé. Et ne nous trompons pas sur la valeur de cet échange : il ne faudrait pas entendre par là une quelconque recherche de dialogue, mais bien une circulation de paroles à vocation purement fonctionnelle et normative.

La novlangue, par les procédés qu'elle déploie, constitue une organisation linguistique nouvelle qui vise à écarter toute velléité de pensée individuelle afin d'y substituer des idées " politiquement correctes ". Celles-ci s'imposent d'elles-mêmes au sujet à la façon automatique des réflexes. Elles ne sont plus les fruits ni de débats ni de contradictions. Les idées ne naissent plus de la rencontre des altérités, elles se contentent de circuler, infiniment mêmes et ressassées. De la réflexion à la pensée-réflexe, c'est la liberté de conscience qui aura été sacrifiée en silence.

Censurer l'opposition ne va pas sans danger pour le pouvoir : le risque est grand, alors, de s'aliéner une grande partie de l'opinion publique. Mais rendre le discours des opposants inaudible est deux fois efficace : en plus d'éliminer effectivement toute contestation, le procédé crée de la cohésion autour du pouvoir en place ; car la pensée-réflexe, à travers l'adhésion spontanée qu'elle suscite, structure fortement l'identité et le sentiment d'appartenance. Elle recèle un potentiel d'émulation, de participation enthousiaste et sectaire qui assure sa pérennité.

Cette minutieuse description des principes de la novlangue que nous livre George Orwell n'étonne aujourd'hui plus personne, tant on y reconnaît de traits qui appartiennent incontestablement à notre propre monde : culte des poncifs politico-médiatiques, infantilisation par les clichés publicitaires, réductionnisme communicationnel des nouveaux discours de masse (télévision, Internet)… Ne pas laisser à la pensée le loisir de vagabonder. Les digressions, autrefois délicieux hors piste qui permettaient, en marge du discours rationnel, de retrouver un souffle créatif, une vigueur intellectuelle, ont disparu. La novlangue dont nous faisons jour après jour l'expérience à partir des impératifs de la communication (Quand ? Qui ? Où ? Combien ? Pourquoi ? Comment ?) exige du court, du simple, du concret, du direct. C'est blanc ou c'est noir. Un manichéisme de principe jette un voile définitif sur la diversité et la complexité. L'information est devenue une marchandise. Le temps investi doit rapporter. L'universel babillard où nous voici jetés n'est rien d'autre qu'une forme élaborée et faux-jetonne du mutisme le plus absolu ; car à quoi bon échanger des lieux communs avec la Papouasie si c'est pour rester sans parole lorsque je croise mon voisin de palier….

Il faut se rappeler qu'Orwell, lorsqu'il écrit 1984 durant l'année 1948, n'entend pas faire œuvre d'anticipation. 84, c'est une simple inversion de 48. C'est en fait un miroir à peine déformant qu'il tend au présent. Nulle prophétie : tout est là. En 1930, pour faciliter la communication, fut inventé le Basic English, archétype de la novlangue . Un langage non pas pour développer des idées complexes ni inventer une littérature, mais pour fluidifier la communication globale et pour en faciliter l'usage par le plus grand nombre. Or être parfaitement adapté revient à être tout aussi inapte à retrouver le chemin du doute et du questionnement. L'individu parfaitement adapté a renoncé à la pensée. La seule jouissance que lui procure son adaptation lui suffit. Dans le roman le référent au goulag et au régime soviétique est présent, mais à titre de décor ; car le propos est plus général. Il s'agit de dénoncer un totalitarisme qui est déjà là, à Londres, au cœur de l'Europe. Son efficacité tient à son manque de spectaculaire : " La vraie caractéristique de la vie moderne était non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis ", écrit-il.

L'usage de la double-pensée empêche le déploiement de la logique. Les trois slogans " La guerre c'est la paix ", " la liberté c'est l'esclavage " et " l'ignorance c'est la force " illustrent ce blocage linguistique qui s'impose à la raison. Relier des contraires par un principe de pure et simple identification (car il ne s'agit nullement là de dialectique mais bien de stricte équivalence) ne conduit qu'à la confusion mentale. On reconnaît ici l'un des ressorts de la publicité ; car le pouvoir d'affirmation de telles formules élude tout recours à l'argument. Et c'est bien de cela dont il s'agit : la novlangue entend échapper à la tentation argumentative. Elle entend qu'on adhère spontanément à sa vérité, sans avoir à convaincre. " Le véritable ennemi, disait Orwell, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone, et cela reste vrai que l'on soit d'accord ou non avec le disque qui passe ".

La leçon que nous tirons de l'œuvre d'Orwell pourrait ainsi se résumer : la langue réduite à l'utilitaire, à la pure fonctionnalité, est stricto sensu la langue du totalitaire. 

Aujourd'hui, cette grammaire de la soumission s'offre à nous sous la forme de souriantes publicités, de bons mots politiques, de poncifs journalistiques, de feintes philosophies, de fausses littératures. Les ancestrales articulations du discours sont passées à la trappe. Seul compte l'effet. Une parole capable de tous les grands écarts fournit à la demande ce que le public se plaît à entendre. La maîtrise technique du discours ne tend plus vers la démonstration mais vers la manipulation. Tout flatteur …

Grisés, les médias de masse se sont si bien employés à répandre cette nouvelle façon de parler qu'ils ont rendu, vraisemblablement à leur corps défendant, inintelligibles, " archaïques ", tout discours critique et toute pensée profonde. Par goût de l'immédiat, par facilité ; peut-être aussi par cet inconscient de la communication qu'il serait peut-être temps d'analyser, et qui se nomme volonté de puissance. Et puis le principal média a imposé son format à la réflexion : c'est le " expliquez-nous la naissance de l'univers - il nous reste une minute " de la télévision. Le temps court du contact chasse le temps long de l'esprit.

Terrible actualité d'Orwell. 

Note du site de Gérad Larnac : Il est possible de dupliquer ce texte à condition d'en indiquer la source