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METHODES ET EXEMPLES  -  THEORIES - III Revue d'analyses diverses -

III.4 - Propagande glauque, Jean-Léon Beauvois

http://infocrise.org/article.php3?id_article=35
jean-léon
ff1Site perso : rubrique "jlb"
ff2Jean-Léon Beauvois, professeur de psychologie sociale à la retraite, est l'auteur ou le co-auteur de nombreux articles et ouvrages scientifiques, dont le "Traité de la servitude libérale" et le "Petit Traité de manipulation à l"usage des honnêtes gens".

À en croire les psychologues sociaux Anthony Pratkanis et Elliot Aronson, nous sommes entrés dans « l'ère de la propagande ». Malheureusement le mot « propagande » est l'un des plus délicats à manier parmi ceux qu'on utilise en sciences sociales et politiques. C'est que son usage, tant par les médias que par les hommes politiques, peut apparaître à un observateur serein et extérieur comme un fait, lui-même, de pure propagande. En effet, la propagande, ce n'est généralement rien d'autre que le discours que tient l'adversaire dans un conflit. Ainsi, pour des journalistes pourtant sérieux, quand l'ennemi Ben Laden « manipulait les médias », notre allié Bush, se livrant pourtant à la même activité de communication , faisait, lui, une « mise au point ». En le taxant de « propagande », on stigmatise le discours adverse pour le rendre inopérant, au moins auprès des audiences internes et on présuppose que notre propre discours (ou le discours de ceux qui parlent pour nous) n'est fait que de pures vérités et d'assertions profondément justes. Nous fûmes ainsi confrontés à ce que nous appelions, chacune en son temps, la propagande d'Hitler, celle du F.L.N., la propagande soviétique, celle de Saddam Hussein, celle des Serbes et, plus récemment celle des Talibans. Prise dans ce sens là, la propagande n'est qu'un fait de guerre, et s'observe surtout dans les cas de conflits ouverts. Nous pouvons parier que nous retrouverons très bientôt la « propagande de Saddam Hussein » et les « mises au point » ou les « briefings » du Président des États-Unis répondant à (ou activant) cette « propagande » !

L'évocation facile de cette propagande que les militaires voient en noir et blanc (elle est dite effectivement, blanche, noire ou grise dans les manuels) risque de nous faire oublier un autre type de propagande qui sévit plus quotidiennement dans nos démocraties libérales, notamment à travers la consommation télévisuelle et radiophonique, cette propagande dont la fonction est, pour reprendre une expression judicieuse de Walter Lippman, de « fabriquer notre consentement ». Avec Claude Rainaudi, nous l'avons appelée la «  propagande glauque  ». Elle ne repose pas sur la noble activité de persuasion, activité indispensable au débat public démocratique, mais sur de bien plus sournoises et profondément antidémocratiques influences inconscientes . Les sciences psychologiques (psychologie sociale, psychologie cognitive…) ont permis l'étude expérimentale et théorique de ces influences, et leurs modalités ont fait l'objet de nombreuses thèses, articles et ouvrages aux États-Unis, y compris dans les universités militaires. Nos chroniqueurs scientifiques se gardent pourtant bien de les faire connaître à leur public (techniques d' amorçage – subliminal ou non, de conditionnement évaluatif , de modelage , de simple exposition …) tant elles sont quotidiennement à l'œuvre sur nos petits écrans et radios et, aussi, tant elles se traduisent par une perversion du débat démocratique, donc de la démocratie elle-même. C'est cette propagande télévisuelle et radiophonique antidémocratique que nous souhaiterions voir traquée et discutée dans cette rubrique « propagandes ».
Sous forme de brèves, d'avis ou d'articles, on pourra y mentionner ou y analyser ce qui apparaîtra aux uns et aux autres de cette permanente «  fabrique de consentement » dans notre inconscient cognitif. Il pourra s'agit, notamment :
d'informations ou d'opinions disponibles, souvent connues des journalistes, mais non communiquées au public pour ne pas alimenter un débat là où ne doivent sévir que des « vérités »
de l'usage, volontaire ou non (la propagande glauque est souvent réalisée par des journalistes innocents et plein de bonne foi), de ce qui peut apparaître à l'analyse comme des techniques d'influence inconsciente participant à la fabrication du consentement.
De discussions et d'avis sur des « concepts » qui ne sont jamais soumis au débat dans les canaux d'information de notre démocratie et qui apparaissent ainsi aux consommateurs d'informations, d'images et de sons que nous sommes comme de véritables « truismes idéologiques ». La démocratie implique que toute idée, toute croyance peut et doit être argumentée et contre-argumentée.
Il ne s'agit aucunement de « cracher notre venin » mais de disposer des outils d'une intelligence sociale et idéologique la moins biaisée possible.

Pour ouvrir cette rubrique de façon à la fois sérieuse (en tout cas je l'espère) et ludique, je propose ci-après un conte profondément immoral qui m'a semblé illustratif de notre propos.

UN CONTE IMMORAL : COMMENT LES INSOUHMIS DÉCOUVRIRENT LA TÉLÉVISION ET LES DROITS DE L'HOMME

Astrov. – Vous me direz que c'est là l'influence du progrès, que la vie telle qu'elle a été devait nécessairement laisser place à la vie nouvelle. (…) Presque tout est détruit, mais rien n'a encore été créé en échange. (D'un ton froid) Je vois à votre visage que cela ne vous intéresse pas.
Élena Andréevna.- Je m'y connais si peu.
Astrov.- Il n'est pas besoin de connaître, cela ne vous intéresse pas, c'est tout.
Élena Andréevna.- Pour être franche, je pensais à autre chose.
Anton Tchékhov. L'Oncle Vania.

Les Insoumhis constituaient un peuple protégé aux extrêmes confins de la géopolitique des débuts du XXIème siècle, longtemps négligé par les Nations-Unis, la Banque Mondiale et le FMI. Le pays n'était pas particulièrement clément. Pour un occidental habitué à une température ambiante de 23°2 dans ses appartements, il était même particulièrement rude. Le sol peu généreux, le soleil assez rare, les nuits qui n'en finissaient pas. Pourtant, depuis des temps immémoriaux, les Insoumhis vivaient dans une sorte de tranquillité fluide et naïve. Ils avaient bien quelques Dieux, lesquels les traitaient en résonance avec le temps, la terre, les saisons et la mer. Les Insoumhis s'étaient habitués à leurs absences, oubliant même quelquefois de leur rendre la grâce due, ce qui donnait aux vieux chamans l'occasion de longues et paternalistes remontrances que tous toléraient avec bonhomie. Les hommes organisaient de grandes pêches collectives. Ils s'enchantaient de la montée des eaux qui rapprochait les poissons des villages. Ils chassaient et traitaient le vhélors (une variété nordique de bovidé nain), dont la chair riche et la fourrure dense constituaient une richesse inépuisable et respectée comme une céleste manne. Ils aidaient aussi bien les femmes à la culture des bulbes, tubercules et rares graminées qui complétaient aux belles saisons une alimentation frugale mais convenable. On ne signalait aucun obèse dans la population, ni aucun anorexique. Quand ils voulaient les amuser, leurs voisins dolmates leur apportaient des photos d'occidentaux gras et difformes. Ils faisaient alors mine de les prendre pour des Dieux inconnus, leur attribuaient des noms ésotériques et riaient éperdument. Les Insoumhis étaient fiers de leur mémoire sociale. Les vieux racontaient volontiers comment des Êtres aux formes étranges, venus il y a bien longtemps du Troisième Grand Cercle, leur avaient enseigné l'art de l'amour, de la poésie, de la musique, ainsi que l'importance des Trois Partages  : partage des partenaires, du Kof (herbe de la toundra aux vertus psychotoniques) et de la nourriture. Ils les avaient aussi ouverts aux secrets quelque peu magiques du traitement des peaux de vhélors et leur avaient fait découvrir le jeu des Onze Glaces dans lequel les jeunes mâles devaient exceller avant de devenir de vrais roulhis (adultes en langage insoumhis). Le peuple des Insoumhis était un peuple ni sauvage, ni farouche. Les Insouhmis rencontraient volontiers des Dolmates venus s'aventurer jusqu'à eux dans leur 4x4 ou leur scooter des neiges. Avec eux, ils plaisantaient sans retenue et se livraient à un rentable échange : peaux et poissons fumés contre produits manufacturés divers. De jeunes Insoumhis innovateurs avaient ainsi, au grand dam des vieux, adopté le fusil de chasse pour abattre le vhélors. On consacrait aussi une heure ou deux des fréquentes veillées villageoises, lorsqu'on disposait de piles, à écouter la radio. Comme ils ne comprenaient pas tous ces mots venus de Dolmatie, ils préféraient se réjouir de la musique. Très doués, il leur arrivait même de jouer, sur leur troubass (instrument à vent insoumhis), des arias de Bach. La plupart préféraient néanmoins leurs mélodies et danses traditionnelles. Les Insoumhis dansaient au moins deux fois par cycle de lune. Et c'est après la célèbre danse sous la lune , une danse très codifiée, qu'ils adoptaient les postures traditionnelles les plus judicieuses pour faire des enfants. Ces derniers étaient élevés avec bienveillance mais aussi rigueur par les vieux et les vieilles des drouhgards (village en langage insoumhis). Ils apprenaient très jeunes à pêcher, à fumer et épicer le poisson, à chasser, à traiter la peau de vhélors. À dix ans, un Insoumhis, même s'il n'était pas encore passé par les Onze Glaces , était apte à aider les roulhis dans la préparation des produits de la pêche et de la chasse. On leur inculquait aussi la vénération des Dieux et celle des Anciens. Pubères, ils apprenaient les diverses positions de l'amour, procréateur et non procréateur, et à accompagner les rythmes de la nature en chantant et en s'époumonant dans les troubass. Dès 13 ans pour ce qui est des filles, 14 ans pour ce qui est des garçons, les jeunes Insoumhis devaient savoir danser sous la lune avec les roulhis.
Les Insoumhis ne connaissaient pas le mot « bonheur » et a fortiori la félicité qui est celle des vaches suisses ou normandes. S'ils l'avaient connu, ils se seraient sans doute considérés comme des gens, l'un dans l'autre, plutôt malheureux. La terre était basse en ce temps et souvent avare. Les montagnes escarpées et les vhélors agiles et sans concessions. Le vent froid et, lorsqu'il venait des glaciers, quelquefois même mortel. Il leur arrivait d'avoir des maux de tête et de bien pénibles douleurs dans les jambes. Non, s'ils avaient connu le mot « heureux », ils ne l'auraient certainement pas adopté pour décrire leur sort. Même les intellectuels insoumhis, ces sages qui passaient leur vie à écrire de nouveaux poèmes pour louer les Dieux, pour chanter la montée des eaux et la luminescence des montagnes, qui tressaient pour les jeunes l'épopée du peuple Insoumhi depuis sa descente du Deuxième Grand Cercle, qui composaient d'amples mélopées pour la mieux chanter (certains étaient même partis en Dolmatie apprendre les notes), même ces intellectuels ne connaissaient pas le mot « heureux » et a fortiori la félicité qui est celle des vaches suisses et normandes. S'ils l'avaient connu, ils ne l'auraient certainement adopté ni pour parler de leur peuple, ni pour parler d'eux-mêmes. Comme les autres, quand les temps devenaient intransigeants, les intellectuels trouvaient du réconfort dans les soirées où, alors que les vieux y allaient de leurs contes et du travail sur leur mémoire, l'assistance partageait le Kof, cette herbe rousse qui illuminait alors les pensées et réchauffait les cœurs. Aucun Insoumhis n'en était mort. On ne sait toujours pas, aujourd'hui encore, après des dizaines d'études scientifiques, si le partage du Kof affectait l'espérance de vie des Insoumhis.

En l'an 2030, un géologue dolmate fit savoir que le pays insoumhis constituait une réserve inespérée sinon inépuisable de pétrole et d'eau potable, une réserve susceptible donc de différer l'hyper crise économique et écologique que le monde civilisé voyait alors venir. On parlait déjà, de par le monde, de la « grand peur » de 2050. Certains riches Saoudiens en étaient même à préparer, avec l'aide d'ingénieurs du Massachusetts, le transit des meilleurs anglo-saxons - de fait les plus riches - et des princes du Golfe vers quelque planète plus clémente que notre terre épuisée et cancéreuse. Les Européens avaient pris du retard dans un projet semblable. Ils se refusaient, les naïfs, à ne faire transiter que les riches et s'étaient lancés pour cette raison dans des plans abracadabrantesques. Seuls, les Japonais restaient Zen et souriaient encore à l'absurdité [ 1 ]. Ils espéraient encore que la désalinisation de l'eau des océans apporterait la solution aux problèmes posés par la pollution irréversible des eaux terrestres. Pour les individualistes fauchés de l'Ouest, la nécessité d'être abreuvé était sur le point de passer devant celle d'être soi-même. La soif les rassemblait en agrégats hargneux. Il n'était plus rare qu'on tue dans les banlieues sensibles pour un verre d'eau potable. Il s'était récemment produit à New Haven un événement que les sociologues avaient qualifié d'événement de rupture : une bande de jeunes avait attaqué au lance-roquettes les hauts murs d'une communauté chic et fermée et avait massacré sa milice, ses chiens (au total 72 morts sans compter les chiens), aux seules fins de s'emparer des réserves d'eau minérale de la communauté. Aux Nations-Unis, des Chinois et Africains discutaient sur le point de savoir s'il fallait statuer sur le droit naturel de l'homme à disposer de l'eau nécessaire à sa survie. Rien ne se faisait. Les Américains étaient contre, ce qui conduisait les Anglais à être également contre et les Européens à tergiverser. Ce nouveau droit risquait en effet de porter atteinte à l'exercice d'un droit encore plus naturel que celui d'avoir de l'eau pour boire : le droit à la liberté des uns de faire des affaires et tant pis pour les autres. Les plus belles publicités avaient adopté le symbole de l'eau pure comme signe d'un éternel bonheur. Ainsi voyait-on, dans un spot à l'esthétisme raffiné, la célèbre « Eau Gamine » se disperser dans un torrent andin pour mieux libérer les femmes occidentales et les aider à devenir tout à fait elles-mêmes.
Autant dire que les ressources du vaste pays insoumhis apparaissaient à l'Occident comme un don inespéré de la nature qui allait désamorcer les augures d'une crise profonde. Mais, fiers de leur pays et de sa riche nature, les Insoumhis refusèrent carrément d'attribuer la moindre concession à ces êtres ventripotents faisant miroiter des tombereaux de dollars et d'euros et qui lorgnaient explicitement sur leurs fleuves, leurs lacs et sur leur terre. Le monde fut dans un émoi en tout point semblable à celui qui avait précédé l'arrivée guerrière des droits de l'homme en Corée du nord (2006), au Soudan (2007), puis en Libye (2012). On ne manqua pas d'ailleurs d'invoquer les droits de l'homme. Le Times taxa les Insoumhis de mentalité moyenâgeuse, Le Herald Tribune de résistance obscurantiste au progrès, Le Nouvel Observateur d'identitarisme pervers. Des femmes françaises créèrent une association et manifestèrent pour se proclamer solidaires des femmes insoumhis qui, les pauvres, n'élevaient même pas leurs enfants et devaient s'adonner à l'amour non exclusif dès l'âge de 13-14 ans ! Brit Barlot signa une forte quoique brève poésie sur le sort que les barbares Insoumhis faisaient subir aux malheureux vhélors. Dans le même temps, les Dolmates firent pénétrer Coca Cola et Orangina dans les drouhgards. MacDonald s'installa aux frontières après avoir inventé – respect des cultures oblige – un hamburger sucré au poisson fumé. Dans le même temps encore, le FMI promit monts et merveilles et notamment, avec l'arrivée du fric, la fin du travail des moins de 14 ans, ce qui enchanta les théoriciens occidentaux des droits de l'enfant. Un nouveau philosophe allemand avança qu'il fallait organiser un libre scrutin pour déjouer les résistances des Chamans et Sages insoumhis, crispés qu'ils étaient sur leurs prérogatives qu'il fallait bien dire, même si le mot était désuet, « de classe ». Un Ministre français, promis à un bel avenir, invoqua la légitimité et l'urgence du droit d'ingérence.

Rien n'y faisait. Les Sages insoumhis restaient de marbre et les villageois dansaient encore plus éperdument puis faisaient des enfants au rythme de la lune. On en vint alors aux propos de bottes. Un théoricien éminent de la justice internationale fit valoir que les Insoumhis n'étant pas un état, ni même un peuple, mais une simple « population », le droit international n'interdisait rien. Une telle caution décontracta les États de droit. Le Président des Etats-Unis, soutenu comme il se doit par les Nations Unies, demanda aux militaires de préparer l'opération guerrière Eaux Pures Éternelles . Ce n'est que quelques jours avant la date prévue pour son déclenchement par le Pentagone que le PDG d'une multinationale hollandaise vendant à travers le monde des produits culturels eut l'idée de génie qui allait finalement éviter l'usage de la force : installons leur gracieusement la télévision et laissons quelque temps les idées mûrir .
C'était bien là une nouvelle donne. Cette suggestion séduit les intellectuels insoumhis. Ils virent dans la télévision la possibilité de démultiplier leur audience auprès des jeunes des villages, de faire connaître leur culture au monde occidental et, peut-être, de se faire connaître eux-mêmes quelque peu dans ce même monde. On trouva quelques « nouveaux intellectuels » insoumhis [ 2 ] pour adopter la signification étasunienne du mot « progrès » et pour stigmatiser le sort des femmes et des enfants de leur pays. Ces intellectuels poussèrent les Sages à accepter l'offre occidentale, mais à la condition sine qua non que deux heures de programme par semaine soient entièrement gérées par les Insoumhis, c'est-à-dire par eux-mêmes. Certains partirent même à San Diégo acquérir à cette fin une solide formation de quinze jours qu'on leur offrit fort civilement. Le prix Nobel de littérature fut l'événement décisif : les sages suédois s'accordèrent en 2032 sur le nom de Sir Mhaali Bouatan, un Insoumhis vivant en Angleterre depuis près de trente années et dont les romans avaient fait connaître en Occident le sort triste des vhélors, des femmes et des enfants insoumhis. En moins de six mois , le pays insoumhis comptait plus de 15 récepteurs par village que les satellites abreuvaient d'une soixantaine de chaînes.

Malgré leur réticence initiale, les Insoumhis furent vite subjugués par l'immense torrent d'images flamboyantes, de musiques aux modes indicibles et de mots inconnus que déversaient ces satellites comme un or magique répandu par les Dieux sur leur terre. Les plus jeunes, dès 7-8 ans, firent des pieds de nez aux anciens et apprirent l'anglais en même temps que les chansons américaines. On les entendit chanter dans les drouhgards le célèbre tube diffusé par Vivendi Culture « born, born, born and killed, killed, killed in America, in America, America ». Ils avaient renoncé au collier traditionnel pour lui substituer le walkman. Les rythmes binaires les dynamisaient. Ils entendirent aussi parler de la liberté, de l'étourdissant bonheur qu'il y a à être soi-même, bonheur qu'ils avaient jusqu'à présent complètement ignoré. Ils négligèrent alors les veillées villageoises et traitèrent les intellectuels insoumhis, accrochés à leur soi-disant culture, de vieux torchons. Ces intellectuels réalisèrent alors que leur projet de développement culturel avait fait flop. Un programme de deux heures, sur une chaîne européenne subventionnée de bien faible écoute, passait complètement inaperçu non seulement en Occident, mais aussi auprès de la masse des Insoumhis. Ceux-ci zappaient avec délectation, circulant d'une chaîne japonaise en anglais à une chaîne américaine en américain. Ils furent émerveillés par les grosses cylindrées, les blondes croustillantes, les demeures immenses comme des gares, l'érotisme d'un bon café noir, le sang bouillonnant et les revolvers brillants au soleil. Au prime time , tous les villageois se tassaient devant les récepteurs, négligeant les vieux subitement décatis, leurs histoires de Grands Cercles et d'Êtres venus d'ailleurs. Ils préféraient les hauts faits bien saignants des polices de Chicago, de Moscou et de Tokyo. Ils s'étonnaient des guérillas dans lesquelles se lançaient les jeunes des périphéries urbaines. Ils étaient tétanisés par les courses-poursuites sur les montagnes russes de San Francisco. Ils pleuraient à chaudes larmes devant les malheurs sentimentaux de la belle Soala.
Malron Branlo s'émut de ce ravage culturel qui lui rappelait quelque chose. Il créa un mouvement protestataire qui toucha quelques intellectuels new-yorkais et parisiens. Klevin Cosdnert réalisa un film somptueux, Danse sous la lune , pour sublimer la culture insoumhis, les douces mœurs et la félicité de la vie d'autrefois dans les drouhgards. La bande sonore fit connaître au monde entier le son mélancolique des troubass. Pour témoigner de sa grande intelligence du fait de la globalisation, Trednard Ghetta donna un commentaire matinal montrant les contradictions entre le nécessaire développement des Droits Humains et de l'économie libérale réunis et la mélancolie qu'on peut ressentir à l'idée d'un passé subitement sublimé mais malheureusement destiné à ne rester que le passé.
Mais il était bien trop tard.

En 2049, un sociologue français du CNRS rédigea une volumineuse thèse sur le pays insoumhis. Il concluait ainsi :
« Écoutons d'abord Sir Mhaali Bouatan, venu récemment visiter sa famille en pays insoumhis, parler à sa façon – qui n'est pas celle d'un sociologue - des jeunes et des femmes insoumhis : « Les Insoumhis ont acquis, grâce à un début de globalisation, des droits nouveaux, et c'est là un phénomène irréversible. Les femmes envisagent de faire des études en Dolmatie, ce qui ne leur serait jamais venu à l'idée il y a encore 20 ans. La plupart se refusent aujourd'hui aux soirées sous la lune, lesquelles deviennent peu à peu des événements folkloriques qui ravissent certes les touristes Dolmates mais pour lesquelles on doit engager des prostituées. De nombreux insoumhis ont adopté le projet de vivre libres et en couple, enfin avec leurs enfants. Les produits occidentaux sont devenus les symboles d'un nouvel art de vivre. On peut en juger au succès des eaux de toilettes parisiennes et romaines dans la nouvelle classe éclairée. Quelques ordinateurs ont pénétré les drouhgards. Des jeunes qui touchent à l'informatique et auxquels une petite voix dit « vous avez un e-mail » ne peuvent plus, c'est naturel, se satisfaire du vhélors et des vêtements en peaux. Ils ont, et c'est l'essentiel, rejeté l'uniforme culturel qui les bridait et pris enfin conscience d'eux-mêmes, de leurs propres potentialités, de leur personnalité unique et inaliénable. Ils sont devenus des individus à part entière. Ils ont faim de droits de l'Homme. Ils attendent avec impatience la construction des routes pour jouir de la liberté de circuler librement. Ils veulent s'exprimer et se réaliser dans l'art, dans la technique, dans la libre entreprise. Ils ne croient plus aux valeurs traditionnelles particularistes, le marché et la concurrence, valeurs universelles, ayant récemment pris la place des anciens critères identitaires de jugement. Ils sont résolument tournés vers l'avenir économique de leur pays. Un signe de cette nouvelle orientation est l'immense succès auprès des jeunes du récent référendum ayant ouvert la voie aux entreprises venues apporter du travail et du bien-être. C'était pourtant la première fois qu'ils votaient. Cela ne trompe pas : les Insoumhis sont prêts pour la démocratie. »
Le Sociologue Français n'avait pas le même regard sur l'évolution récente du pays. Son propos avait fait l'objet, dans sa thèse, de bien austères démonstrations statistiques que personne, probablement, ne lirait. Aussi, les résumait-il ainsi :
« En quelque 15 ans, les Insoumhis ont été confrontés à des problèmes inédits. Bien que n'ayant aucun travail alternatif, les jeunes ont renoncé aux activités de leurs géniteurs. Ils ne chassent plus, ne pêchent plus. Ils ne touchent au vhélors qu'avec dégoût. Ils considèrent que ces activités ne sont pas dignes d'eux et qu'ils ont, à titre individuel, d'autres ambitions que permet la liberté dont ils se sont emparés. Ils préfèrent trouver leur argent, au mieux, dans les petits boulots que permettent le tourisme et les nouveaux riches, au pire dans la délinquance, phénomène rigoureusement inconnu jusqu'alors. Certains, quelquefois très jeunes, dès 10-11 ans, organisent de véritables raids en Dolmatie d'où ils reviennent munis de consoles, de walkmans et de bouteilles de vodka. Lorsqu'ils sont insatisfaits de leur butin, ils incendient quelques voitures et provoquent les agents de police. Les bandes de jeunes insoumhis constituent depuis deux ou trois ans un problème inattendu auquel les Dolmates n'étaient pas préparés. Au problème soulevé par ces bandes, il convient d'associer celui que pose la prostitution des pubères insoumhis, filles mais aussi garçons, qui errent dans les rues de la capitale dolmate, guettant les touristes occidentaux. Les proxénètes internationaux trouvent aujourd'hui en pays insoumhis, les prostituées afghanes, palestiniennes, coréennes, soudanaises et libyennes ne faisant plus recette, des jeunes filles naïves, prêtes, disent-elles, à tenter leurs chances en Occident. Avec le peu d'argent dont ils disposent, les jeunes insoumhis commandent en Russie ou vont plus simplement voler en Dolmatie des voitures qui ne servent à rien sinon à circuler dans les villages, les routes n'étant pas encore construites. Ils ramènent aussi des jeux électroniques sur lesquels ils passeront des journées entières. Ils font venir (ou vont voler) pour leurs parties musicales des plats occidentaux qu'ils arrosent de sauces diverses mais très colorées de façon quelquefois étonnante. Le nombre des morts par overdose (le trafic d'héroïne est devenu très lucratif en pays insoumhis) augmente régulièrement, le Kof étant désormais le symbole de l'ancien mode de vie et de ses racines communautaires. Les viols font leur apparition, au point que les femmes dolmates ne viennent plus, comme c'était autrefois le cas, passer le week-end dans le pays. L'insécurité s'est installée dans les villages. Si quelques Insoumhis ont fait fortune en commerçant avec les pays limitrophes (certains ont même épousé des stars dolmates ou russes !), nombreux sont les Insoumhis qui découvrent la pauvreté et ce qu'il faut bien appeler le chômage. Aussi bien, l'image qu'on gardera de notre voyage d'études est celle de trentaines de gosses, certains franchement obèses quoique mal nourris, fumant des Marlboro et avalant des hamburgers devant des récepteurs de télévision. Il faut espérer que l'arrivée prochaine des multinationales du pétrole et du traitement de l'eau fournira à cette masse explosive le travail dont elle a besoin et qui pourrait la calmer. Les économistes et sociologues pensent néanmoins que, même s'il en était ainsi (ce qui est loin d'être sûr : ces jeunes n'étant pas qualifiés, les multinationales devront importer la main d'œuvre), les phénomènes de délinquance – agressions, vols à main armée, prostitution, viols, usage et trafic de drogues dures - sont entrés dans un cycle sociologique de très longue durée et pourraient bien atteindre d'ici quelques années les niveaux que nous connaissons dans notre civilisation occidentale. D'aucuns n'hésitent pas à en appeler à la création d'internats pour jeunes sauvageons en difficulté de re-socialisation. Peut-être faudrait-il désinstaller les récepteurs de télévision ? Mais les intellectuels insoumhis s'y refuseront, au nom de la liberté d'expression et de création, avec obstination. Les jeunes pourraient bien, au nom d'une liberté récemment acquise de consommation et donc de télé-consommation, prendre les armes. »
Les dernières phrases de la thèse du sociologue français ne sont pas faites pour dissiper notre incertitude : « Contradiction éternelle en sociologie – dit-il - entre la réalité sociale d'un côté que j'ai décrite avec l'austérité statistique, les images flamboyantes et le discours dominant d'un Sir Mhaali Bouatan de l'autre. Les Insoumhis n'ont plus le choix. Une marche en arrière est aujourd'hui impossible. Il ne nous reste qu'à espérer obstinément que le nouveau discours, ce nouveau corps de croyances venues, non du Troisième Grand Cercle mais des satellites, aura la capacité de générer une autre réalité sociale dans le pays insoumhis que celle qu'il nous a été donné d'étudier ces deux dernières années. Ou nous faisons confiance aux multinationales et au discours dominant de Sir Mhaali Bouatan, ou, Occidentaux, nous battons notre coulpe pour avoir fait des difficultés de l'existence dans un pays rude mais sain un véritable malheur culturel, économique et social. »

Au delà d'un conte

Ce conte est franchement immoral, mais il ne relève pas de l'imagination pure et simple d'un esprit politiquement pervers. J'ai emprunté de nombreux éléments du récit à des faits d'Histoire, et même d'Histoire récente. Je ne parlerai évidemment pas des Indiens d'Amérique ou des Aborigènes d'Australie. Même s'ils eurent des mœurs autrement plus démocratiques que les nôtres (ce qui était certainement le cas de la Confédération Iroquoise des Cinq Nations), ils font partie d'une Histoire pré-postmoderne. Plus récemment, les habitants du Ladakh en Inde, les Inuits du Canada, et de nombreux autres dans les forêts amazoniennes ou africaines, ont vécu une histoire assez proche dans ses attendus et ses conclusions, de celle des Insoumhis. Certains de nos intellectuels savent incontestablement tirer quelques leçons de ces histoires immorales. Ils déplorent en particulier l'impact qu'ont eu la télévision internationale et les formules publicitaires sur ces peuples culturellement et économiquement massacrés.

Je suis profondément affecté par ce massacre que je n'attribue évidemment pas qu'à la télévision. Mais le point que je voulais faire valoir avec ce conte tient en une question. Si, en quelques années, disons même en deux ou trois décennies, la télévision et les modèles qu'elle déploie sont en mesure de produire ce qu'ils peuvent produire chez les Insoumhis et ici ou là dans le monde, pourquoi se refuser à prendre acte de ce qu'ils ont nécessairement produit chez nous, dans nos propres têtes et celles de nos enfants, depuis les années 60 ?

Jean-Léon Beauvois
Barjols, 2002

[ 1 ] Allusion franche au Lexique de Marie-Anne Dujarier.

[ 2 ] C'est ainsi qu'on appelait en pays insoumhis les intellectuels ayant renoncé à l'intelligence culturelle pour se couler dans le zietgest que les radios dolmates leur donnaient à renifler.