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METHODES ET EXEMPLES  -  THEORIES - III Revue d'analyses diverses -

III.5 - Soumission librement consentie, par Gérard Larnac

  http://perso.wanadoo.fr/gerard.larnac/bob/texte10.htm

  Primo Levi a parlé de cette " zone grise " où le bien et le mal se tiennent par la main pour accoucher du pire, cet espace " aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. (…) C'est à l'intérieur de cette aire qu'il faut ranger, avec des nuances de qualité et d'importance, Quisling en Norvège, le gouvernement de Vichy en France, le Judenrat (Conseil juif) à Varsovie, la république de Salo en Italie " . Si le mal ne prenait pas naissance sous le masque du bien, alors le pire aurait été évité. L'extermination d'autrui n'a jamais manqué de " bonnes raisons " ni de bons pères de famille pour y collaborer.

Cette " zone grise " existe : un chercheur américain en psychologie sociale en a démontré l'existence ainsi que les mécanismes qui la régissent. Le film "I comme Icare" d'Henri Verneuil a rendu célèbres en France les spectaculaires expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l'autorité. Le scénario est le suivant : une autorité reconnue par le sujet (en l'occurrence l'expérimentateur, un scientifique de haut niveau qui dirige une soi-disant étude sur l'apprentissage) demande à ce dernier de poser un certain nombre de questions à un personnage (en fait un comédien de connivence avec l'expérimentateur) censé avoir appris les réponses adéquates. Ce comédien est assis sur une chaise électrique, relié à un pupitre. A chaque mauvaise réponse, le sujet est invité à lui administrer une décharge selon une échelle croissante. Il se trouve alors confronté à un cruel dilemme : soit accomplir l'acte ignoble qui lui est demandé, soit désobéir à l'autorité vis-à-vis de laquelle il s'est engagé. Face à cette victime innocente qui paraît éprouver des souffrances de plus en plus aiguës, et en dépit de ce dilemme, le sujet de l'expérience inflige cette évidente torture sans rechigner. Tout au plus hésite-t-il. Il a abdiqué toute espèce de responsabilité morale et toute forme de conscience parce qu'il est couvert par une autorité en laquelle il a toute confiance. " L'homme est enclin à accepter les définitions de l'action fournies par l'autorité légitime ". C'est elle, et elle seule, qu'il charge de donner sa signification et sa légitimité à l'action. Avec pour corollaire une soudaine mise à distance de l'acte, et donc une perte de responsabilité. Rarement l'écart entre un agir et la responsabilité qu'il implique n'a été aussi manifeste. Milgram explique ainsi le phénomène : " N'étant pas issue de ses propres motivations, l'action ne se réfléchit plus sur son image personnelle et par conséquent, sa conception ne saurait lui être imputé ". Les temps modernes sont devenus cette vaste " zone grise " qui fit dire à Orwell : " Tandis que j'écris ces lignes, des êtres humains hautement civilisés passent au-dessus de ma tête en s'efforçant de me tuer. Ils ne ressentent aucune hostilité contre moi en tant qu'individu, pas plus que je n'en ai à leur égard. Ils se contentent de " faire leur devoir ", selon la formule consacrée. La plupart, je n'en doute pas, sont des hommes de cœur respectueux de la loi qui jamais, dans leur vie privée, n'auraient l'idée de commettre un meurtre. Et pourtant, si l'un d'eux réussit à me pulvériser au moyen d'une bombe lâchée avec précision, il n'en dormira pas moins bien pour autant… "

Stanley Milgram met en lumière un mécanisme fondamental d'engourdissement de la conscience humaine à partir de deux fondamentaux : distance technique de la victime (pas de contact ni de violence directe), soumission librement consentie envers une autorité reconnue (ici la recherche scientifique et un chercheur de renom). Conscient du danger supplémentaire propre à ce temps : " Si toutes les sociétés, primitives ou évoluées, possèdent nécessairement des structures d'autorité, la nôtre présente la caractéristique supplémentaire d'inculquer à ses membres l'habitude de se soumettre à des autorités impersonnelles. Le degré d'obéissance n'est probablement pas moindre chez un Achanti que chez un ouvrier d'usine américain, mais alors que tous les représentants de l'autorité sont personnellement connus de l'indigène, le monde industriel moderne contraint les individus à se soumettre à des entités impersonnelles, à une autorité abstraite symbolisée par des insignes, un uniforme ou un titre ".

Les saisissantes expériences de Stanley Milgram ont mis en évidence un processus de soumission librement consentie : bien peu de sujets refusèrent de participer jusqu'au bout à ce qui s'apparentait pourtant, même au nom de la science, à une torture sadique infligée à une victime innocente. Quant aux regrets, point.

Ce serait manquer le principal que de conclure hâtivement sur un " tous des salauds ". Ce qui nous abuse, c'est la trop haute opinion que nous avons de nous-même, de notre liberté, de notre marge d'autonomie, prenant pour acquis ce qui est perpétuellement à conquérir. La monade humaine est prise dans un processus qui de toute part la déborde et l'entraîne. Pour autant il ne faut renoncer ni à la conscience, ni à la responsabilité, ni à la liberté. C'est tout le paradoxe. Il n'est pour l'homme de grandeur que par sa petitesse…

Il apparaît donc qu'une réalité de nature sociale, c'est-à-dire un construit, est souvent confondue, dans l'esprit des hommes, avec la réalité objective proprement dite, c'est-à-dire un donné. Dans les années 50, Heisenberg ne déclarait-il pas : " Nous n'observons pas la nature elle-même, mais la nature soumise à notre propre méthode d'investigation ". Et Einstein de renchérir : " C'est la théorie qui détermine ce que l'on peut observer ". La réalité objective, irréductible à l'homme, est toujours perçue à travers le plus ou moins grand arbitraire des signes. Pour autant, cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas… Car postuler a priori l'absence d'un monde extérieur, c'est se résigner à la manœuvre, à la manipulation sans fin des êtres, des idées et des choses.

C'est dans cette fragilité de notre rapport à la réalité que s'inscrivent, avec plus ou moins de réussite, toutes les techniques de manipulation et de persuasion que nous connaissons aujourd'hui. 

Note du site de Gérard Larnac: ce texte peut être dupliqué à condition d'en indiquer la source.